MARCHÉ
Jusqu'où ira la concentration de la filière blé-farine-pain ?
Le développement d'une boulangerie est similaire à un jeu de construction : les briques se superposent pour bâtir un édifice qui doit être en mesure de résister aux tempêtes et aux nombreux aléas de l'époque. Au travers d'un mouvement de concentration toujours plus marqué, le nombre de fournisseurs de briques s'est contraint : farines, matières premières, emballages... les acteurs de la filière sont moins nombreux et les artisans doivent évoluer dans un environnement où leurs partenaires sont souvent des entreprises aux tailles et valeurs bien différentes des leurs. La prochaine étape de ce processus sera-t-il un transfert de propriété de ces fameuses briques vers des structures toujours plus puissantes, devenant par leur position capables d'imposer leurs conditions ?
Ce mouvement ne concerne pas uniquement le domaine de la boulangerie-pâtisserie : pour garantir la fréquence de leurs revenus, de nombreuses entreprises ont réorienté leur activité pour ne plus vendre des biens mais des services. Une approche inspirée de l'univers des nouvelles technologies, où les logiciels sont proposés sur abonnement et non au travers de licences comme c'était le cas initialement : c'est ce que l'on appelle le "Software as à Service" (SaaS). Si les initiatives demeurent pour l'heure limitées dans l'univers de l'alimentation, on peut cependant noter celles développées par Del Arte ou Prêt à Manger avec leurs formules d'abonnement, ainsi que les différentes "box" de produits à cuisiner (HelloFresh, Quitoque, ...). Tout en garantissant à ses utilisateurs des mises à jour permanentes, l'enjeu sous-jacent est de conserver la maîtrise totale de son produit et une relation permanente avec le client. Le digital étant devenu une brique indispensable de l'exploitation d'une entreprise artisanale, les acteurs de l'écosystème à disposition des boulangers adoptent pour certains ce modèle, à l'image des start-ups facilitant la gestion (Inpulse, Otami, Coopeo, ...).
La technologie, un puissant outil d'intégration de la filière
La pratique est devenue communément admise, maiselle pourrait devenir problématique si ces solutions étaient détenues par un petit nombre de fournisseurs. Le 21 juin dernier, le groupe ISAGRI a annoncé le rachat de l'éditeur breton de solutions d'encaissement Menlog, avec l'ambition affichée d'en faire le "leader sur l'ensemble des métiers de bouche dans les 5 ans à venir". Pour y parvenir, la structure peut compter sur une solide expérience au sein du secteur agricole, où ISAGRI fournit des solutions logicielles et matérielles à de nombreuses exploitations. Egalement propriétaire du média La Toque Magazine, qui s'est réjoui de "l'excellente nouvelle" que constituait cette acquisition, et des titres rattachés au groupe La France Agricole, ISAGRI dispose ainsi de la capacité à évangéliser ses solutions d'un bout à l'autre du chemin allant du grain au pain, posant de légitimes questions sur la pluralité future du paysage offert aux artisans boulangers-pâtissiers. Des interrogations d'autant plus actuelles que les outils numériques deviendront notamment, à terme, indispensables à la vie des entrepreneurs, aussi bien sur le plan pratique que réglementaire (avec notamment la dématérialisation obligatoire des factures en 2024)
Au laboratoire, la diversité des fournisseurs se réduit
Farines, matières premières, ... la concentration se poursuit quant à elle du côté des ingrédients mis en oeuvre dans les fournils et laboratoires. Côté meunerie, l'accentuation des fragilités des acteurs de petite taille pourrait les amener à céder leurs entreprises, comme le détaillait récemment Jean-François Loiseau, président de l'Association Nationale de la Meunerie Française (ANMF). L'issue de ce processus pourrait avoir un impact direct sur l'offre boulangère française "Pour assurer la pérennité de ce paysage auquel nous sommes attachés, il est essentiel de disposer de meuniers engagés aux côtés des artisans, à proximité de ces derniers : il est indispensable d'avoir des leaders sur notre marché pour le tirer vers l'avant, mais ce ne sont pas eux qui iront livrer de petits fournils, ni accompagner la boulangerie dans des zones rurales. Les acteurs de plus petite taille, qu'ils soient locaux ou régionaux, avec des entreprises familiales aux réussites remarquables, ont un rôle crucial.". Une crainte qui ne s'est pas matérialisée ces derniers mois, les transactions de ce type demeurant peu nombreuses, mis à part quelques faits notables comme la reprise du Moulin Batigne par les Moulins Associés, emmenés par Bertrand Girardeau.
C'est sans doute du côté des fournisseurs de matières premières que les transformations sont les plus visibles : le distributeur DGF a été repris par Délice et Création en juin 2021, suivi par la société Patis Service à l'automne 2022. Ainsi, le groupe Pomona asseoit son ancrage dans la filière boulangerie-viennoiserie-pâtisserie (BVP)... et inspire d'autres acteurs, comme la coopérative bretonne Even, qui a acquis depuis novembre 2021 4 entreprises spécialisées dans l'approvisionnement d'ingrédients sucrés et salés à destination des boulangers et restaurateurs du sud de la France. Soframa, Artimat, Occitanie Distribution, la Saf, autant de structures qui peuvent désormais compter sur la puissance du groupe, désormais étendu en dehors de son territoire d'origine.
Des coopératives actrices de la concentration
Ces opérations témoignent de l'appétit entretenu par une partie des entreprises coopératives, à l'image d'InVivo. En plus d'avoir intégré les briques issues du groupe Soufflet (culture et négoce du grain, meunerie, viennoiserie...), le groupe a mené une opération inédite à l'échelle de la filière blé-farine-pain française en faisant le choix d'acquérir le bâtiment tout entier au travers du réseau de boulangeries Louise. De telles structures pourraient-elles ambitionner d'aller plus loin et d'étendre leur emprise sur les secteurs de la technologie ou du matériel ? Leur surface financière permettrait d'envisager cette stratégie visant à empiler les briques, même si aucun signal n'a, pour l'heure, été observé en ce sens. Elle pourrait cependant offrir une alternative séduisante sur le plan de la souveraineté économique à des acquisitions réalisées par des organisations étrangères, comme c'est le cas avec le rachat du groupe Linxis par le conglomérat américain Hillenbrand, achevé en août 2022. Avec le risque prégnant que, mal empilées, les briques finissent par chuter... entraînant avec elles une filière majeure de l'alimentation française.