RETROSPECTIVE
2023, l'odyssée des réseaux de boulangerie
La science-fiction imaginait pour 2001 une odyssée spatiale, dont la réalisation fut partielle. 20 ans après cette échéance, c'est une aventure à observer sans téléscope, car bien plus proche de nous, qui se dessine : celle des réseaux de boulangerie.
Il y a tout juste un an, nous menions une rétrospective sur l'année 2022 en décrivant les tempêtes traversés au cours des 12 mois qui la composaient. 2023 n'aura été guère plus reposante pour le secteur de la boulangerie-pâtisserie : les perspectives tracées par la crise énergétique, débutée dès l'automne 2022, n'étaient guère engageantes pour la filière artisanale. Cependant, bien loin de l'effondrement attendu par une partie des observateurs et acteurs d'autres segments de marché, cette dernière a résisté. Le rythme des fermetures a certes augmenté, avec près de 200 par mois selon la Confédération Nationale de la Boulangerie-Pâtisserie Française (CNBPF), mais les indépendants ont fait preuve d'une résilience incontestable... jusqu'à quand ? Ils ne seront certainement pas les grands vainqueurs de la séquence : une partie des consommateurs s'en est détourné pour des raisons économiques et leurs concurrents, naissants ou bien implantés, ont saisi l'opportunité pour accélérer sur l'ensemble du territoire.
De nouveaux arbitrages aux conséquences particulièrement marquées sur les produits "plaisir"
L'inflation sur les produits alimentaires ayant continué à progresser rapidement jusqu'à la fin de l'été, les consommateurs ont développé de nouvelles stratégies pour préserver leur pouvoir d'achat... et ont, pour beaucoup, "essentialisé" leur paniers. Ainsi, ce qui se rapportait au superflu a été mis de côté pour le quotidien : entrées ou desserts n'ont pas été épargnés, et même le coeur de repas a été touché par une descente en gamme. C'est un coup dur pour la filière qui avait été incitée à monter en gamme pour se différencier : à l'inverse, il serait désormais nécessaire de s'affirmer par le prix avant de parler de qualité, et de miser sur des produits plus simples (comme en témoigne le succès de la pâtisserie boulangère, avec son icône crémeuse qu'est le flan) et accessibles.
L'énergie, un sujet toujours présent
Chaque facture d'énergie est désormais redoutée par les professionnels de la boulangerie-pâtisserie : elles sont en effet synonymes d'une charge lourde, voire étouffante, pour les entreprises suite à l'augmentation vertigineuse des cours. Si la situation s'est améliorée dans le courant de l'année 2023, des artisans continuent de fermer pour cette raison, malgré les aides mises en place. Les promesses d'une réforme du marché européen de l'énergie et d'un tarif réglementé accessible à toutes les très petites entreprises (TPE), y compris celles ayant souscrit à une puissance supérieure à 36kVA, pourraient susciter de nouveaux espoirs... même si la totalité de leurs effets ne serait pas à attendre avant 2026.
Une accalmie sur les cours du blé invisible pour les boulangers et leurs clients
A l'inverse de la situation vécue en 2022, le marché des grains a vu, au cours des derniers mois, un net repli de ses prix : malgré un bref sursaut observé après l'arrêt de l'accord créant un corridor sur la Mer Noire, la tonne de blé est passée de 314 euros la tonne le 29 décembre 2022... à seulement 215 euros un an après. Pour autant, le prix des farines n'a pas baissé : les meuniers, qui avaient vu leurs marges se contracter massivement, ont pu retrouver une exploitation plus sereine, même si les autres composants de leurs coûts de production ont progressé (énergie, masse salariale, emballages, carburants...). La situation a pu créer une certaine incompréhension, notamment chez les consommateurs : alors que les médias grand public annonçaient des baisses de prix (notamment au début de l'automne) à venir sur les produits de grande consommation, le prix du pain a souvent continué à progresser. Cela s'explique par le fait que le blé représente une faible part du coût final d'un produit de boulangerie, ce qui est souvent méconnu au sein de la clientèle.
Vers une boulangerie durable, les prémices d'une révolution profonde
Pour faire face à difficultés qui risquent de devenir structurelles et non plus conjoncturelles, la filière s'organise et multiplie les initiatives afin d'accélérer dans la mise en oeuvre de pratiques améliorant l'impact environnemental de ses activités. Transformation de la logistique en meunerie, développement des emballages réutilisables, re-distribution ou recyclage des invendus... autant de démarches utiles qui ne doivent pas pour autant masquer l'importance du travail à mener dans les champs : les modes de culture tiennent une place prépondante dans le bilan environnemental d'un produit, aussi bien sur le plan carbone que sur les nombreux autres aspects à prendre en compte (eau, pollution des sols, ...). Un sujet désormais bien pris en compte par la meunerie française, regroupée au sein de l'ANMF, et Intercéréales, qui oeuvrent à développer un plan de décarbonation de la filière et multiplient les échanges de bonnes pratiques pour répondre à l'ampleur du défi autant qu'à l'urgence des transformations. La notion de "pain bas carbone" est ainsi apparue, portée par des acteurs coopératifs tels qu'InVivo, qui comptent en faire un avantage concurrentiel majeur dans les années à venir.
L'inévitable montée en puissance des réseaux de boulangerie
La conjonction de ces crises à répétition et de l'importance des transitions à mener ouvre la voie à une accélération de la montée en puissance d'acteurs structurés. Comme nous le pressentions fin 2022, ces derniers ont fait fi des difficultés économiques et se sont développés rapidement avec la promesse d'amplifier leur déploiement en 2024 : 29 ouvertures pour Sophie Lebreuilly, 28 chez Ange (avec un objectif de 40 l'an prochain)... Arrivé au terme d'une vingtaine d'année d'existence (Marie Blachère, une des enseignes pionnières de ces réseaux nouvelle génération, a été fondé en 2004), ce segment de marché passe à présent à l'âge adulte : une partie des consommateurs s'est habituée à leur offre et à la praticité offerte par leurs emplacements, et la disparition d'une partie de la boulangerie artisanale indépendante dans les zones rurales draine naturellement du trafic vers ces points de vente. Pour se positionner sur de nouveaux lieux, qu'il s'agisse de centre-ville ou d'espaces de transit (gares, aéroports, centres commerciaux...), ces enseignes développent de nouveaux formats plus légers, à l'image de Ange Coffee, du Café de Marie ou de Feuillette Café annoncé pour les prochains mois. Il faudra donc compter sur eux bien au delà des fameux ronds-points que l'on utilisait précédemment pour les qualifier. L'entrée au capital de Ange du magnat des médias Stéphane Courbit a fait l'effet d'une bombe dans ce milieu : elle témoigne de l'attractivité que peut avoir le secteur pour des investisseurs extérieurs, voyant dans l'effondrement potentiel de la boulangerie artisanale indépendante une opportunité majeure. Cette opération pourrait être la première d'une longue série, visant à créer de nouveaux ensembles par le biais de la croissance externe. InVivo, déjà propriétaire de l'enseigne Boulangerie Louise, a d'ores et déjà témoigné de son appétit et donc de sa volonté à participer à cette phase de la concentration progressive du marché du pain entre un nombre toujours plus réduit de mains. L'odyssée des réseaux ne fait que commencer : Maison Bécam, Mamatte, Victor et Compagnie, l'atelier Papilles, ... autant de noms qui comptent bien se faire une place dans cette nouvelle configuration de marché, à moins qu'ils ne soient très tôt rachetés par les puissances en présence. Rien ne semble pouvoir les arrêter... si ce n'est le consommateur lui-même : cette omniprésence des marques, avec la connotation négative induite dans l'esprit des Français, pourrait finir par avoir des effets de bord à même de contrarier les plans de ces entrepreneurs.