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Les dangers d’un marché en sablier, écrasant la boulangerie artisanale indépendante
Le fait est communément admis au sein de nombreux marchés : seuls les acteurs positionnés sur des segments d’entrée de gamme ou « premium » pourraient exister, imposant aux entreprises d’adopter des tarifs et des choix stratégiques excluant, de fait, une partie de la clientèle. L’idée fait son chemin en boulangerie-pâtisserie depuis plusieurs années, pouvant engendrer de nouvelles difficultés pour des milliers d’artisans à travers le territoire... mais aussi, et surtout, une rupture durable dans la chaîne de transmission du savoir-faire.
Les mots « boulangerie » et « haut de gamme » ne sont-ils pas, par essence, antinomiques ? À l’inverse, considérer que le pain et les produits peuvent être bradés ne pose-t-il pas un problème quant à la valorisation du savoir-faire détenu par la filière ? Les réponses à ces questions ne sont pas aussi évidentes qu’il y paraît, tant la diversité des consommateurs et de leurs habitudes contribue à faire vivre des formes de boulangerie très différentes les unes des autres. « Le ventre mou, représenté par le “milieu de gamme” a tendance à disparaître », reconnaît Didier Boudy, président de la Fédération des entreprises de boulangerie (FEB) « On observe une montée en puissance des recettes très qualitatives, portées par des farines sélectionnées et des ingrédients au sourcing pointu, et au positionnement tarifaire accessible. » Pour autant, ces deux segments de marché ne ciblent pas des clientèles différentes : en fonction du moment de la semaine ou des événements, le consommateur aura une propension à payer plus ou moins. Concrètement, l’artisan indépendant, perçu comme plus cher, verrait sa fréquentation concentrée sur les week-ends et les périodes de fêtes pour les classes sociales populaires ou particulièrement promophiles, perturbées par un contexte d’inflation généralisée ; De quoi remettre en question un équilibre économique déjà fragile pour des entreprises de petite taille... et faire disparaître une partie de l’ADN de la boulangerie à la française. « Brader le pain est problématique pour la profession », tonne Dominique Anract, dont la Confédération porte depuis début 2020 le label Boulanger de France visant à valoriser l’excellence artisanale auprès du grand public.
Une période transitoire aux nombreux périls
La contraction du nombre de boulangeries induite par un marché « en sablier » aurait des conséquences directes sur la transmission du savoir-faire. « Les chaînes de boulangerie ne forment pas, dans leurs fournils, les apprentis à la maîtrise de la viennoiserie et de la pâtisserie », regrette le président de la CNBPF. Même si la maîtrise des bases de la pâte levée feuilletée demeure au référentiel du CAP Boulanger, l’absence de répétition des gestes, indispensable à leur parfaite maîtrise, pose la question sur la capacité à offrir à long terme des croissants ou pains au chocolat artisanaux de grande qualité. De leur côté, les marques nationales, dont le dynamisme ne se dément pas, préfèrent mettre en avant leurs initiatives au service de la formation des jeunes, à l’image du déploiement des écoles Idyie chez Ange (qui ouvre un nouveau campus à Bordeaux à la rentrée 2023).
Tout cela ne pourrait en définitive qu’être temporaire : la vive concurrence entretenue au sein du marché de la boulangerie-viennoiserie-pâtisserie (BVP) et les attentes sociétales poussent chaque acteur à mener au fil du temps une montée en gamme. « Les réseaux nationaux de boulangerie adoptent une logique d’économie d’échelle dans leur développement afin d’atteindre une taille critique leur permettant d’écraser leurs charges. Cependant, ils seront rapidement poussés à retravailler leurs produits : tout est une question de cycles ! Qui que l’on soit, on est bousculé à un moment ou à un autre, ce qui nous pousse à nous réinventer. Tout dépendra, en définitive, de l’action des artisans indépendants et de l’évolution de leur offre », détaille Didier Boudy.
L’inexorable montée en gamme des enseignes nationales
Ce n’est sans doute pas un hasard si les boulangeries Ange, adhérentes à la FEB, ont décidé d'un vaste investissement en région nantaise afin de produire leurs propres viennoiseries et pâtisseries. L’outil, qui sera en service au premier semestre 2024, contribuera à accroître la capacité du réseau à se différencier. Autre entrepreneur aux grandes ambitions, Jean-François Feuillette avait investi 14 millions d’euros d’investissement dans son nouveau laboratoire de la Chaussée-Saint-Victor (41) pour continuer à produire, avec le même niveau d’exigence, macarons et pâtisseries iconiques qui ont fait le succès de son enseigne. Même ligne directrice chez Maison Bécam, qui défend une fabrication « 100 % maison » dans son atelier de Saint-Barthélemy d’Anjou (49). Bien loin d’être un grain de sable, ces choix stratégiques pourraient bien inspirer d’autres entreprises... et remettre en question l’apparition d’un sablier qui semblait inéluctable. Pour les artisans indépendants, le défi sera de taille : il ne s’agira plus uniquement de s’affirmer par les produits mais également par les services, l’aménagement du point de vente... et un « supplément d’âme » apte à fidéliser durablement la clientèle.